Breton Gabriel correspondances d'octobre 1918

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Guerre 1914-1918 57.jpg

La bataille de Roulers

Mercredi 2 [octobre 1918].

Ma chère Maman,
Ce mot te vient de Bergues où je suis arrêté pour tâcher de trouver mon unité qui se bat quelque part en avant ? Je vais repartir cet après-midi et aller en Belgique pour avoir des renseignements. Je pense maintenant que nous sommes au bon tournant, mais la lutte est réellement âpre et difficile et le Boche sur ses fins se défend tant qu'il peut ; mais enfin voici que tout chancelle et la Bulgarie qui lâche [not 1] va amener aussi une suite de redditions, tout sera pour le mieux.
Envoie-moi quelques petits colis parce que je pense que ça va devenir dur pour le ravitaillement, surtout quand je serai perdu dans la boue des Flandres ; heureusement que j'ai récupéré ma cantine.
J'aurai sans doute de tes nouvelles assez vite ; on dit que la poste marche assez bien.
Ma pauvre maman, voici donc de nouvelles batailles pour moi, mais je pense que je vais m'en tirer aussi bien que par le passé.
Nous ne resterons peut-être pas très longtemps dans ce pays, mais c'est bien partout à peu près la même chose. Nous pensons tous que nous aurons bientôt une superbe fourragère jaune, mais ça représente bien des morts.
Ma pauvre maman, tu dois être bien seule dans cette grande maison, ton fils américain vient-il te voir de temps en temps ? Dis-lui que nous retournerons tuer des perdrix ensemble s'il est toujours là en décembre.
Comment se présente l'affaire de mon bois ? Le bon Buisson a-t-il fait le nécessaire ? Nous avons le temps, mais il faut toujours bousculer Buisson qui est bien lent.
Je t'embrasse bien fort. Mes amitiés aux amis Loiseau, Monnot, etc. Tout mon bon souvenir à l'Amérique, encore de bons gros baisers pour toi.
Gabriel.

Carte en franchise adressée à Marguerite Breton à Paris.
Dimanche [6 octobre 1918].

Suis en pleine bataille, dans la boue, sous la pluie et les obus. Je commande la 3e Cie. Ça ne va pas si bien que sur le journal, mais le Boche ne l'a pas belle non plus en ce moment ; reçu ta lettre où tu me racontes le Châtelet. Bonne chance à ma grande.
Bons baisers. Il pleut, il pleut, j'ai des poux et je suis crasse crasse.
Gabriel.

Carte en franchise adressée à Mme Breton.
Mardi 8 [octobre 1918].

Toujours à la bataille, dans la boue et sous la pluie, mangé de vermine et assez éreinté. Des nouvelles sur la paix circulent, je n'y crois guère. Je vais bien et je supporte assez bien toutes ces misères. Je pense que tu ne t'ennuies pas trop avec tes enfants d'Amérique. Écris-moi.
Bons baisers. Bonjour et amitié à tous.
Gabriel.

Carte en franchise adressée à Marguerite Breton à Paris.
Mardi 8 [octobre 1918].

Toujours à la même place, à la bataille. Je vais bien, le moral est assez bon, mais je suis bien éreinté.
Bonne chance, bons baisers.
Gabriel.

Le mercredi 9, [lettre postée le 11 octobre 1918].

Ma chère Marguerite,
Reçu ce soir ta lettre du dimanche 6, ça va, mais de Decize ça met 8 ou 10 jours. Je vois que mes chers cousins s'occupent du mieux qu'ils peuvent pendant que les autres se font casser la g... Parfait, ce sont deux salauds et ils me dégoûtent. Je suis toujours en pleine bataille et nous avons eu une nuit très mouvementée ; il faut toujours se déplacer de droite et de gauche pour éviter les coups et je suis dans l'eau jour et nuit, de plus rongé de vermine. Quelle existence ! Il vaut mieux vendre du lin, c'est sûr. Les affaires vont sûrement reprendre par là, c'est mon impression, mais quand ?
Ma pauvre grande sœur, je t'embrasse bien fort, tâche de pas trop t'éreinter avec cet examen.
Bons baisers,
Gabriel.

Le dimanche 13 octobre.

Ma chère Maman,
Je reçois ta lettre du jeudi 10. Je vois que cette grippe infectieuse est tout aussi dangereuse que les balles et les obus [not 2] Ici nous sommes très sales, très fatigués, mais enfin nous n'avons pas de maladie et l'état sanitaire se maintient bon, sauf la fatigue. Demain grande journée, je ne peux rien vous dire de plus, tu auras assez tôt le communiqué pour te faire de la bile, mais je pense que tout ira bien ; nous avons une masse de gros canons et de gros moyens ; je pense que les Boches ne l'auront pas belle et que ça ira très très mal pour eux. Je ne suis pas directement engagé mais un peu en réserve ; et puis ne vous en faites pas, je pense que j'aurai cette fois-ci comme les autres un peu de chance, du reste j'en ai toujours.
Par exemple le temps n'est pas des plus brillants, il fait mauvais, mauvais et ça va nous gêner un peu. Enfin je suis content d'avoir eu une bonne permission et d'assister pour ainsi dire à la bataille décisive de la guerre, car si ça marche, cette fois le Boche est foutu et ne pourra courir assez vite pour franchir l'Escaut.
Le gros canon m'assourdit en ce moment les oreilles ; il y a des masses et des masses derrière nous. Je pense que peut-être demain nous allons voir des civils dehors et des villes d'où les Boches se sauveront, ce sera extraordinaire.
Ma pauvre sœur n'a vraiment pas de chance, enfin je pense que cette grippe ne sera rien, elle aura été très surmenée et dans ce cas-là, naturellement, la maladie affaiblit bien davantage.
J'ai bien reçu ta lettre qui me parle de mon bois, mais il ne faut rien faire avant que je voie l'estimation et il faut aussi que Buisson fasse estimer par le garde des forêts, comme je lui ai dit de faire, il ne faut pas se fier à une cloche et à un son. Je pense que j'aurai un mot de toi de Paris demain, je ne pense pas du reste que nous restions longtemps engagés ; nous serons sûrement relevés d'ici un jour ou deux. Des bonnes nouvelles de partout montrent que le Boche en a plein le dos. Je pense avoir une lettre me donnant de bonnes nouvelles de Guite. Je vous embrasse toutes deux bien bien fort ; aujourd'hui, demain et après tu n'auras que des bouts de cartes.
Bons gros gros baisers de la veille de la bataille.
G. Breton.

Carte en franchise, sans date.

Ma chère maman,
La division de granit s'est couverte de gloire. Nous avons pris Roulers et délivré quelques pauvres civils(3) ; nous avons pris canons et prisonniers. Le morceau a été assez dur, mais tout va bien. Je pense que nous serons bientôt relevés.
Bons baisers à tous deux et le bonjour à l'Amérique.
La cavalerie belge passe. Tout va bien. Devant Roulers, 3 h soir.
Gabriel.

Le 15 octobre 1918.

Ma chère Maman,
C'est aujourd'hui que Marguerite doit passer son examen si elle est en état de le passer. Je suis toujours dans les premières maisons de Rou... [Roulers], un peu en réserve en ce moment, mais les obus pleuvent drus à droite et à gauche. Il y a encore quelques malheureux civils dans les maisons de la ville ; la ville a très souffert mais il y a de bonnes caves, c'est déjà bien.
Il fait assez beau temps, je veux dire par là que la pluie ne tombe pas, mais il fait très très froid et les nuits dans la tranchée ne sont pas drôles. Je ne sais pas si nous aurons du repos ; le nouveau colonel qui commande l'infanterie n'a pas l'air d'être un type à avancement et c'est très dangereux pour nous parce qu'il veut arriver et nous fera donner jusqu'au bout.
Ma compagnie a très bien marché, je n'ai eu qu'un peloton d'engagés et ils sont entrés les premiers dans les faubourgs de la ville, malheureusement le s/lieutenant qui les commandait a reçu une balle dans la jambe, ce qui fait que je n'ai plus d'officiers, mais seulement deux adjudants, c'est peu.
J'ai reçu les colis mais je ne sais encore ce qu'il y a dedans. Ils sont aux cuisines et je vais envoyer un mot au cuisinier pour qu'il voie ce qu'il y a dedans.
La difficulté est pour le ravitaillement ; les malheureux civils recevaient quelques victuailles des comités hispano-américains, mais les Boches volaient tout. Nous en avons pris beaucoup hier, mais il y en a encore beaucoup ; ils ont tous des mitrailleuses mais se rendent assez bien à ma pauvre [ill.]. Je pense que je finirai à avoir un peu de repos. La vermine me mange, c'est le plus dur.
Marguerite peut-être va réussir et elle se reposera tranquillement cet hiver au coin du feu de la lingerie. Je vous embrasse bien fort toutes les deux. Gabriel.

Le 16 octobre 1918.

Ma chère Maman,
La journée a encore été rude. Nous avons bien avancé après de durs combats. Mais nous sommes bien payés de nos peines ; les pauvres gens viennent au-devant de nous et nous acclament en pleurant.
Je vis des journées extraordinaires en ce moment. Je suis quand même éreinté et fatigué et couvert de vermine. Ce soir j'ai pu manger une bonne soupe au lait chez de braves gens que je ne comprends pas mais qui me regardent comme si j'étais une bête curieuse. Je pense quand même que nous serons relevés demain ou après-demain.
Je vous embrasse de toutes mes forces bien fort.
G. Breton.

Le je ne sais plus quel jour du mois d'octobre.

Ma chère Maman,
Après quinze jours de durs combats, de bombardement, de boue, de saletés, de marche en avant, de civils venant avec des larmes au-devant de nous, nous voilà ce matin gris d'octobre, dans une petite ville de cette Flandre que nous venons de délivrer, au repos ! Relevés. Je suis dans la petite maison que vous avez vue sur les assiettes de paysages hollandais ; il y a le grand poêle, les rideaux blancs, les briques rouges et vertes, tout le Zuyder Zee et à tout moment il me semble que les petits garçons et les petites filles en sabots vont venir danser la ronde autour de moi. Maintenant toute la maison est à moi, la plus belle chambre, le poêle, la grande table de cuisine ; tout mon petit état-major est avec moi et les pauvres gens ne savent quoi me donner encore ; on a été chercher les derniers vieux cigares que les Boches n'ont pas trouvés et toutes les cinq minutes la porte de la chambre s'ouvre et la vieille dame amène une voisine voir l'officier en bleu horizon que va remplacer l'arrogant Von... quelconque qui deux jours avant terrorisait encore les pauvres gens.
De la bataille je ne me souviens pas bien encore ; je tâcherai de mettre tout cela au point, mes dix journées devant Roulers sous le feu effroyable de l'ennemi qui avec ses derniers gaz et ses derniers obus tâchait de reculer l'échéance ; puis le grand matin de l'attaque, toute la division avec ses réserves fonçant derrière le feu de barrage à travers les lignes boches ; Roulers, ses toits, ses clochers, les cheminées d'usine, tout cela nage dans les explosions, le brouillard et les obus fumigènes ; puis la ville en flammes, les mines aux carrefours, la ville sautant partout et la division de granit fonçant toujours à travers cet enfer, traversant la ville et s'installant de l'autre côté tandis que les grenadiers se battaient dans les rues. Puis aussi, depuis l'heure H, les Boches, les Fritz couraient éperdus, levant les bras, se rendant par groupes, les officiers d'artillerie pris dans leurs batteries, les canons capturés tout attelés ; et le lendemain la poursuite, la cavalerie, les auto-mitrailleuses, les tanks ; et nous derrière, éreintés, fatigués, sans repos, marchant quand même ; et puis les premiers villages intacts, toute cette campagne flamande pleine de maisons d'où les gens sortaient en bande pour voir les premières capotes bleues ; et nous apportant, les pauvres gens, le peu qu'ils avaient caché aux Boches. Enfin hier soir, il a fallu nous arrêter, non pas que nous ayons demandé la relève. Je ne sais quelle force pousse notre troupe maintenant, mais le commandement veut quand même être plus sage que nous ; d'autres sont montés cette nuit et ce matin nous étions dans ce petit pays, ahuris, étonnés, ne pouvant pas croire que cette relève était arrivée et je pense que nous sommes comme des chiens courants après une longue chasse ; nous voudrions partir quand même ; et même en dormant il semble que l'ordre d'attaque va arriver et que l'on va avancer encore, toujours, jusqu'à ce que nous ayons chassé toute cette sale vermine de poux gris.
Je déjeune avec toute la famille que j'ai invitée à manger parce qu'en fait de viande les pauvres gens n'ont rien vu depuis quatre ans ; aussi ce matin il y a beefsteack et frites.
Voilà, ma maman, mes premières impressions d'après la bataille, c'est rude et [ill.] mais j'ai la tête assourdie ; maintenant il vaudrait mieux pour moi que je gagne 100000 F dans le lin ou que j'empoisonne les femmes de chez Pathé, ça serait moins dangereux, mais je n'ai jamais été si heureux depuis cinq jours. Tous mes hommes les plus mauvais ont repris un cran énorme, tout le monde sourit. Jamais les embusqués et les cochons ne comprendront et ne vivront ces heures, c'est leur plus grande punition.
J'espère que vous êtes toutes deux à Decize, que Guite se remet, que Hahn vous tient compagnie. Je vous embrasse bien fort toutes les deux.
Gabriel.
Bien reçu 5 colis [détail des victuailles].

Samedi 19 [octobre 1918].

La lettre d'hier était du 18, écrite quand la Guite passait son examen.
Ma chère Maman,
Ce petit mot pour te dire que nous sommes au repos dans la ville reconquise de R... [Roulers]. Je suis bien fatigué, bien éreinté, plus qu'en première ligne. J'ai reçu aujourd'hui une lettre de toi de mardi et aussi une de Guite du mercredi 16, cela va vite. Guite dit qu'elle passe vendredi à 2 heures ; enfin peut-être qu'elle est reçue, moi je n'en peux plus, j'ai les nerfs à bout, c'est la détente et pourtant j'ai un travail énorme pour reconstituer mon unité, je suis toute la journée à mon bureau. J'ai reçu tous les paquets ; on m'en annonce un autre pour demain.
Je t'ai envoyé une grande lettre hier en descendant des lignes ; j'ai dû écrire un tas de bêtises, aujourd'hui je ne sais plus et ma tête me fait bien mal et pourtant il nous faudra repartir d'ici peu, la gloire se paye cher.
Je vous embrasse bien fort. Que Guite reste tranquille ; vanitas vanitatum et omnia vanitas(4) ; demain messe pour les tués... honorablement. Claude Farrère (la Bataille)(5).

Le lundi 21 [octobre 1918].

Ma chère Maman,
Me voici donc au repos ; je n'arrête pas de travailler en ce moment pour réorganiser ma Cie en vue de nouveaux combats et de la victoire finale. Je travaille toute la journée, aussi souvent une partie de la nuit et je ne suis guère habitué à cela ; enfin il faut bien le faire pour aller jusqu'au bout de la victoire finale. Je commande toujours ma 3e Cie et c'est sans doute avec elle que je défilerai dans les rues de Bruxelles ou de Gand et je suis bien heureux de cela, c'est la plus belle récompense que je puisse avoir maintenant et je n'en demande pas d'autres.
Voici venir le courrier et je vais vite voir mes lettres. Ma pauvre sœur a échoué ; enfin elle a eu du malheur et de la maladie. Heureux qui comme Ulysse, enfin elle va se reposer à Decize et être tranquille, ça vaudra bien mieux que toutes ces histoires de bachot.
Quand elle aura le temps, il faudra qu'elle m'écrive tout ce qu'elle a répondu et ce qu'on lui a demandé ; ça me rappellera le temps heureux où je commentais les textes latins et les vieux auteurs.
Maintenant quelques mots de ce que je fais. Je suis chez des pauvres gens très gentils, au milieu de ce qui reste de leur maison ; on m'a fabriqué une chambre avec lit et draps, avec poêle et charbon, enfin tout ce qu'il faut, aussi un fauteuil, une table et des chaises.
Je fais, au milieu de tout cela, mon petit pacha ; je travaille ou je lis, je reçois mes gradés, mais je ne bouge guère. Je vais juste le soir à la musique et c'est tout. Enfin je me repose pour les marches et les contre-marches à venir. Les nouvelles sont bonnes ; on parle d'une offensive dans l'Est ; mais ici ça marche on ne peut mieux et le Boche fout le camp ; les gens n'osent pas croire cela. Mes lettres vous semblent peut-être décousues, cela tient à ce que je suis assez nerveux et que l'on vit un peu dans la fièvre en ce moment, mais ça ne fait rien, j'irai jusqu'au bout avec mes poilus et nous aurons la peau du Boche.
Ma chère maman, ma grande sœur, je vous embrasse bien fort dans le vent de la victoire, que Guite se console et qu'elle espère.
Gabriel.

Le 22 octobre, [lettre postée le 24 octobre 1918, dans l'Oise].

Ma chère Maman,
Je te fais ce petit mot par un de mes poilus qui sera sans doute en permission à Paris demain ou après-demain ; ainsi ma lettre ira bien plus vite.
Ma pauvre maman, je suis en train de me reposer et de travailler ; ma Cie a été assez éprouvée, 23 pertes dont neuf tués et encore j'ai eu assez de chance car je n'ai pas eu à faire beaucoup de choses, j'ai été engagé que le dernier jour avec mon dernier peloton car j'étais en extrême réserve.
Me voici donc au repos à Roulers, sans doute pour jusque vers la fin du mois et après nous reprendrons les opérations ; enfin je garde le commandement de ma compagnie et ça marche à peu près ; mes hommes se tiennent bien tranquilles ; un nouvel officier est venu avec moi et cela va marcher, je pense. Les Boches sont battus, sans doute les derniers jours seront assez pénibles, mais voici enfin le commencement de la fin.
Le ravitaillement va bien pour le gros, mais les petites douceurs ! rien, aussi tu peux m'envoyer quelques petites boîtes, aussi, si tu peux, des œufs,car j'en ai bien envie et nous n'en avons pas, mais pas du tout. Les civils reviennent un à un et la ville commence à se remplir tout doucement, mais elle est encore bien démolie ; aujourd'hui nous avons vu le premier train ; c'est plein d'Anglais et d'Américains partout. Je pense que cette grande bataille a décidé le sort du Boche.
Donne-moi des nouvelles de Decize, Loiseau, Roblin, enfin tout le monde, y a-t-il encore des concerts ? La nuit est descendue, ici elle vient bien vite. Je reste douze heures au lit, heureusement que j'ai des draps et que je suis bien. J'ai du charbon et un bon feu, aussi je ne veux pas sortir de ma chambre.
Maintenant je vais bien et suis content de voir la fin comme j'ai vu le commencement.
Vous avez dû trouver toutes mes lettres en arrivant à Decize.
Je vous embrasse bien fort toutes deux.
G. Breton.
Et mon bois?

Le 24 [octobre 1918], jeudi.

Ma chère Maman,
Toujours au repos. Bien tranquille, et j'espère que ça durera encore quelques jours. Je vais bien. Ne vous en faites pas. Je manque par exemple de nouvelles. Envoyez-moi des journaux et des revues. Comme colis des boîtes bien soudées, le pâté de lièvre était bon mais une boîte avait pris l'air – des œufs – du thé aussi.
Bons gros baisers.
Gabriel.

Le 25 octobre 18.

Ma chère Maman,
J'ai fait cet après-midi une longue lettre pour ma sœur qui servira de devoir au sujet de la prise de R... [Roulers].
Je me prélasse dans mon repos ; de temps en temps je fais une petite promenade à cheval, tout va bien.
Je ne sais pas trop ce que nous allons faire, mais notre repos sera sûrement assez long. J'ai bien reçu tous les colis et j'ai envoyé une lettre faisant le dénombrement. Maintenant fais bien attention à bien souder tes boîtes, un des pâtés était bon, l'autre éventé ; je goûterai le 3e demain ; pour les colis, envoie œufs, thé, comprimés du Rhône en tube, et les boîtes que tu veux.
Je vois que M. Loiseau continue les bonnes traditions de la chasse au chevreuil, tant mieux. Je pense que je vais bien finir, moi aussi, par pouvoir chasser autre chose que le Boche.
Je vais bien, très bien même ; l'air de l'avant est bien préférable à celui de l'arrière. J'ai envoyé une lettre à mon oncle, lui relatant notre part glorieuse dans la bataille et dans laquelle je félicite Jacques de gagner l'argent qu'il veut dans le lin.
Envoie-moi aussi les journaux, un jeu de 32 cartes, nous n'avons rien, rien, rien ici.
Maintenant demande à Hahn de te procurer une boîte de cigares, des gros ; ils m'aident bien dans les moments énervants. Je n'ai pas besoin d'argent, ici on ne dépense presque rien, et puis je toucherai un gros mois avec mes indemnités de 20 jours de combat et le commandement dans la Cie.
Ci-inclus avant-dernière citation du 128e ; à garder, j'étais de l'affaire. Nous attendons l'autre et aussi la fourragère jaune.
Bons gris baisers.
Gabriel.
On les aura !!!

Le 27 octobre 18.

Ma chère Maman,
J'ai reçu ta lettre où tu me racontes le chevreuil, Loiseau et aussi que tu sais mon repos ; nous nous reformons tout doucement et je pense que nous serons un peu plus tranquilles. Voici cependant que la rage des vieilles bêtes reprend : exercice, défilé, coupe de cheveux, sabre, etc. Tout cela est une maladie du repos qu'il faut subir en s'armant de philosophie et toutes ces manifestations vont disparaître quand nous reverrons le Boche ; alors il n'y aura plus assez de compliments pour nous.
J'ai reçu aussi le chocolat et le lait et le lapin que nous allons manger aujourd'hui dimanche. Nous sommes relativement tranquilles ; aujourd'hui j'avais l'intention de faire un tour à cheval, mais j'ai les fesses talées un peu ; j'ai un cheval canadien qui ne vaut rien, qui trotte trop sec et fait des écarts ; alors il faut toujours faire trop attention et ce n'est plus un plaisir. Ici heureusement nous n'avons pas de grippe ; je pense que ton sirop et tes drogues auraient été avantageusement remplacés par une petite topette de rhum. Personne n'est malade ici ; je pense que c'est particulier à l'intérieur.
Nous ne savons rien des opérations, sauf la dernière réponse Wilson(6). Le Boche, à mon avis, va se défendre tant qu'il va pouvoir pour empêcher l'invasion, parce qu'il prévoit que ça ne serait pas drôle pour lui ; mais peut-être lâchera-t-il avant. Ici il fait beau, pas de plus belle fin de saison. Je pense qu'il ferait bon dans les bois derrière les faisans ou à écouter des chiens courants, ça vaudrait mieux que les mille circulaires qui m'assomment.
Le bonjour à tous, mes félicitations à M. Loiseau. Je vous embrasse bien fort. Guite aura avant cette lettre plus de 15 pages de moi.
Bons baisers.
Gabriel.

Lundi 29 octobre 18.

Marguerite Breton, Marie Defoulenay, le lieutenant Hahn
Ma chère sœur,
Je vois que comme Ulysse tu as fait le long voyage ; maintenant je pense aussi que comme l'enfant d'Ithaque tu es vraiment pleine d'usage (car tu en as) et raison (ça c'est autre chose, vivre entre le chien Scaff et le chat Boudou au coin du feu de la lingerie).
Je suis toujours au repos, on gâte la division de granit, nous sommes beaux ! gentils, il n'y a que nous ! Tout cela je sais ce que ça veut dire ; mais on est tellement bête et vaniteux que ça prend chaque fois ; enfin on nous réserve sans doute pour Gand ! ou Bruxelles ! Ou plus loin ; là nous défilerons et nous aurons de petits drapeaux à nos fusils et à nos sabres, et les gens vont courir au-devant de nous. Moi j'aime ça, voilà, ça me plaît, même que la saccharine ou le lin, je pense que le grand grand-père qui a fait une vague guerre sous l'Empire n'a jamais eu des fêtes aussi belles ; et dans la galerie des portraits je pense que mes petits-neveux, mes petites-nièces viendront me contempler et que ma chère sœur leur racontera mes exploits.
Les dernière nouvelles sont assez bonnes ; c'est la fin, sûrement, l'Autriche est foutue, finis Austriae !! A demain l'autre empereur ; peut-être ferons-nous enfin l'ouverture de la chasse l'an prochain ! Et en hiver pourrai-je me venger sur les canards sauvages des misères que le Boche m'a faites.
Maintenant j'ai assez de travail : toute ma famille est assez turbulente et puis il faut les vêtir, les coucher, donner la soupe, veiller au rata, faire les innombrables paperasses, s'intéresser à tout et à tous. Je n'ai pas le temps de m'ennuyer ; c'est une grande satisfaction pour moi d'avoir une si belle compagnie à l'heure décisive. Je crois même que j'en fais un peu trop. Maintenant je vais dîner et finirai cette lettre demain.
Bons baisers pour ce soir.
Gabriel.
Les nouvelles deviennent très bonnes ; on dit que l'Autriche demande à tout prix la paix. Le canon roule. Je pense qu'il y aura encore de grands choses aujourd'hui. Attendez-vous aux petites cartes, plus de grandes lettres.
Gabriel.

Aux armées le 30 octobre 1918.

Ma chère maman,
Deux mots qui arriveront je ne sais quand. Ça va recommencer, mais cette fois nous n'avons pas grand chose à faire. Vous verrez les communiqués du 31 et des jours suivants. Je vous écris sur mes genoux. Reçu heureusement œufs et boîtes hier en même temps que la lettre. Vais bien. Suis en pleine bonne santé. Je pense que tout va bien aussi à Decize. Bon, gros baisers bien forts des veilles de bataille. Nous les tenons cette fois. Gabriel.
Carte postale. Illustration : Artillerie.

Le 31 octobre 1918.

Je vais bien. Suis en pleine bonne santé pour terminer heureusement cette affaire.
Bons baisers.
Gabriel.
Nous avons fait une grosse bataille ce matin pour passer l'Es...t [Escaut]
Ne vous en faites pas. Nous les tenons. Ce sera fini dans quinze jours. Je suis en train de faire ma popote avec un commandant amér... [américain]. Tout va bien. Baisers.

Source

Notes et références

Notes

  1. Le 26 septembre 1918, à la suite de défaites militaires, la Bulgarie demande l'armistice aux armées coalisées (Serbie, Roumanie, Russie, France et Royaume Uni) et le 3 octobre le roi Ferdinand abdique en faveur de son fils Boris III.
  2. L'épidémie de grippe (appelée ensuite grippe espagnole) est signalée à Decize en juillet 1918. C'est en septembre et octobre qu'elle se développe, tant dans la population civile que chez les militaires. Marguerite Breton, alors à Paris, est aussi atteinte par cette grippe.

References