« Breton Gabriel correspondances de novembre 1918 » : différence entre les versions

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==Texte intégral de toutes les lettres expédiées par G. Breton pendant ce mois crucial. L'importance des événements racontés, des derniers combats jusqu'à la marche sur l'Allemagne, justifie la longueur de ce témoignage.==
==Texte intégral de toutes les lettres expédiées par G. Breton pendant ce mois crucial. L'importance des événements racontés, des derniers combats jusqu'à la marche sur l'Allemagne, justifie la longueur de ce témoignage.==
 
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'''Le 1<small><sup>er</sup></small> novembre. Toussaint :<br>
'''Le 1<small><sup>er</sup></small> novembre. Toussaint :<br>
::Ma chère maman,<br>
::Ma chère maman,<br>

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Texte intégral de toutes les lettres expédiées par G. Breton pendant ce mois crucial. L'importance des événements racontés, des derniers combats jusqu'à la marche sur l'Allemagne, justifie la longueur de ce témoignage.

Guerre 1914-1918 57.jpg

Le 1er novembre. Toussaint :

Ma chère maman,
Les deux petits mots des soirs de bataille, tout va bien, on a flanqué une pile définitive aux boches qui battent en retraite, nous délivrons villes, villages, habitants et ça recommence comme pour la prise de Roulers. Nous pouvons heureusement nous coucher le soir car dans ce pays-ci il y a plein de maisons et ça va bien parce que le soir nous pouvons faire chauffer notre soupe et dormir un petit peu, le temps est très, très beau, et on marche bien ; plein de troupes partout, en tous costumes et toutes espèces d'uniformes, plein de canons, petits et gros, plein de kaki, de bleu horizon, enfin de tout et de tout. Ce n'est plus qu'une question de jours. Nous tenons le boche et le secouons tellement qu'il va demander grâce.
Par exemple, pas de nouvelles, pas de journaux. Heureusement que j'ai reçu les petits colis et j'ai mangé la dinde aux champignons avec un commandant américain qui n'avait qu'une rave crue pour dîner.
Bons gros baisers bien forts.
Gabriel.
Et mon bois ?

Le 2 novembre.

Ma chère maman,
Aujourd'hui, halte dans la bataille, les relèves ne se passent pas toutes seules et il faut nécessairement souffler un peu.
Comme nous sommes un peu en réserve, ça marche, nous habitons un gros bourg quitté avant-hier par les Boches et maintenant nous voici dans la chambre et la petite popote que les officiers boches occupaient. Les gens, il y en a partout, sont très, très heureux de nous voir et nous sommes on ne peut mieux reçus partout, enfin ça va très, très bien. Le pays a assez souffert, mais pas trop amoché quand même. Nous venons de recevoir le communiqué que vous verrez au sujet des Dardanelles... Etc, tout va bien, c'est la fin des fins, la bête agonise définitivement et c'est la curée, la fin finale de la chasse, le Boche se défend comme il peut, plutôt mal, assez pour nous causer quelques pertes, mais rien de très sérieux. Maintenant ils feront ce qu'ils voudront, c'est la fin, fin finale.
Dans quelques semaines l'armistice sera signé et nous aurons la paix, on dit que Foch va demander des conditions très dures, mais c'est justice. Nous ne sommes que seuls de Français par ici, il y a plein d'alliés de toutes espèces. Ce matin, j'ai heureusement reçu le chevreuil et la petite boîte de poulet, c'était heureux parce que je n'avais rien rien reçu de rien depuis 24 heures parce que les canons et munitions passent avant le reste, et les cochons avaient fait d'énormes trous dans les routes et surtout fait sauter toutes les voies et ça nous retarde.
Ma chère maman, donne le bonjour à tous, dis-leur que c'est la fin. Hahn ne verra jamais un champ de bataille maintenant.
Je vous embrasse bien bien fort, toutes deux,
Gabriel.

6 novembre 1918 :
Le lundi.

Ma chère maman,
Je re-suis à la bataille, mais cette fois une nouvelle et extraordinaire bataille, dans une grande ville, un peu plus que Decize. Nous occupons cela, mitrailleuses et fusils dans les maisons, canons dans les couloirs, abris sur nos têtes, et dans tout cela toute la population civile qui est restée et qui vit avec nous ; c'est la chose la plus extraordinaire que j'ai vue. Hier, en arrivant, il y avait 20 personnes, femmes et jeunes filles dans la cave et l'on voulait se serrer pour me faire une place sur un matelas. Je n'avais rien vu de pareil ; les pauvres gens sont ahuris ; on voit sur les bords du fleuve les gens en avant de mes postes qui ramassent les choux. Ça me rappelle le début mais, dans ce pays surpeuplé c'est encore plus extraordinaire que tout.
Je fais mon petit pacha. Je distribue la soupe aux affamés sous les obus que le boche ne nous ménage pas. Les enfants courent après les éclats ; de temps en temps un reste sur la terre ; c'est la guerre. Je n'ai jamais vu autant d'insouciance dans le mépris de la mort. Maintenant le fleuve, vous le devinez, l'Es... [Escaut]. La ville, son nom commence par la première et la dernière voyelle [Audenarde/ Oudenaarde]. Cherchez le rébus.
Je suis le maître de tout un côté d'agglomération et j'ai tous les droits, les gens sont dressés et ça marche, en face le boche, ses balles de mitrailleuses égratignent les murs, ses gros obus envient les toits au ciel, mais ça tient.
Voilà mes impressions hâtives de la fin d'une guerre extraordinaire, le canon gronde, les obus soufflent, cinq marmots grouillent dans la cuisine car mon ordonnance fait cuire un lapin, que je mangerai avec une omelette d’œufs de Decize, un morceau de fromage, du pinard et du thé. C'est la guerre !!!
Je vous embrasse bien bien fort.
Gabriel.

7 novembre 1918 :

Ma chère maman,
Je ne sais plus où j'en suis, si vous existez, je suis dans la bataille la plus étrange, la plus extraordinaire que je n'ai jamais faite. Défenseur ou assaillant sur la moitié d'une ville (Au... [Audemarde]), me battant soir et matin ; grand maître de tout un quartier, dirigeant toute une population étrange de civils, médecin, pharmacien, commandant de zone, d'attaque, de patrouille, etc, etc ; tout cela sous les obus, les bombes, les coups de fusils, les balles des mitrailleuses qui sifflent dans les rues. C'est la chose la plus étrange que je n'ai jamais faite, tellement éreintante, tellement accablante que bien souvent je me trouve tout endormi sur mon immense table où les photos, les cartes, les croquis, les rapports, les fils du téléphone font un mélange du meilleur goût.
J'habite une somptueuse maison... je veux dire la cave, tout mon monde de coureurs cyclistes, téléphonistes, etc, etc, bourdonne autour de moi, je commande le génie pour les passerelles et les bateaux qui ne vont pas sur l'eau ! Les petits canons pour tirer sur les Boches, les mitrailleuses, les fantassins, que sais-je ? Tant la guerre m'a [ill.] et je suis heureux quand même parce que j'ai cette fois assez pour faire le mal, bien du mal à l'ennemi, qui n'en peut mais, mais qui se défend avec rage, comme le sanglier qui est aux abois fait tête une dernière fois aux chiens courants qui hurlent derrière lui, c'est la fin, la grande fin, toutes les nouvelles que l'on sait, celles que l'on ne sait pas, celles que l'on devine, sont très très bonnes. Finir, finir le boche.
Ma pauvre maman, cette lettre est sans doute un peu incohérente, c'est comme ma vie et mon existence, je ne sais plus l'heure, le jour, le mois, seul ce qu'on va faire compte, tuer et tuer les hommes avant la fin, toutes mes forces sont crispées, tendues pour ce but.
Et quel champ de bataille, les tuiles qui volent, les pans de murs qui s'écrasent, les marmites qui éclatent, les civils qui sont là tous encombrants, hagards dans cette tourmente infernale.
Plein de femmes, d'enfants, de jeunes filles qui hurlent, crient, se sauvent, crevant de faim, les maisons qui flambent ou s'écroulent, les soldats sur la réserve qui entre deux batailles font cuire poules, lapins, moutons, chèvres, jouent du piano dans les maisons vides, tout cela forme le plus effroyable et sublime spectacle de cette fin de campagne.
Je vous embrasse bien fort, fais confiance, j'irai jusqu'au bout en ayant fait tout, tout mon devoir.
Gabriel.

8 novembre 1918 :

Ma chère maman,
Toujours dans la même situation, le canon gronde, les balles sifflent, la ville s'écroule. Vingt-cinq de mes pauvres administrés empoisonnés cette nuit par un gaz infect qu'ils nous envoient. Tous sont morts, pêle-mêle dans la cave, femmes, jeunes filles, petits-enfants. Et cependant c'est la fin ; voici pour nous la dernière minute du grand quart d'heure de Nogi. [not 1] Reçu journaux, cigarettes et chocolat hier, ça vient même ici.
Je vous embrasse bien bien fort.
Gabriel.

11 novembre 1918, 11 heures du matin :

Ma chère maman,
Ma grande sœur,
La guerre est finie. Je me suis battu jusqu'à la fin, franchissant le 9 l'Escaut sous une pluie de balles, chassant l'ennemi le 10 bien, bien loin.
Je suis là vivant, intact, sans une égratignure, ayant fait mon devoir jusqu'au bout.
Je ne sais plus quoi vous dire, quoi vous écrire ; je suis là, là vivant.
Toutes autres nouvelles, je suis certain, ne peut [sic] vous intéresser.
Je vous écrirai toutes les péripéties de ces dernières heures quand j'aurai retrouvé un peu mon calme. J'ai reçu vos lettres et tous vos colis.
Je vous embrasse bien, bien, bien fort.
Gabriel.
Nettoyez le fusil !!!

Le 11 novembre 1918, au soir :

Ma chère maman,
Donc c'est fini, me revoici de nouveau dans la petite maison flamande, pauvre pays dévasté, plus de civils, hier ; avant-hier nous nous sommes encore battus ; j'ai entendu siffler la dernière balle hier, le dernier obus cette nuit ; le silence, le silence énorme, impressionnant est tombé sur le vaste champ de bataille de l'Escaut, tandis que loin, loin derrière nous, les derniers incendies allumés par le boche éclairaient l'horizon. Il ne faudrait pas croire que nous avons dansé, une joie trop grande, trop profonde, trop émouvante nous étreignait, nous autres les derniers combattants de la dernière heure ; las, fatigués, abîmés par douze jours de luttes et de batailles, les hommes regardaient et se demandaient si c'était vrai ; à l'heure présente, les dépêches officielles arrivées, nous sommes las, sans rien dire, trop fatigués pour être joyeux. Nous savons que les gens à l'arrière pavanent et s'amusent, dans ce désert nous n'y songeons pas, un bon dîner, une bonne bouteille, va nous réunir ce soir. Le poulet froid du Nivernais, les oeufs au jambon et la choucroute, ainsi qu'une crème au chocolat va [sic] faire le festin de mon petit état-major et nous irons dormir ensuite en pensant que peut-être bientôt nous serons chez nous, notre tâche faite.
Voici à peu près comment avant-hier les choses se sont passées. Le 9, nous ne savions rien ; et nous avons reçu l'ordre coûte que coûte de franchir l'Escaut ; exaspéré par toutes nos souffrances, la division de granit encore une fois s'est surpassée sous les balles, sous les obus ; sans aide d'artillerie, parce que nous ne voulions pas tuer des civils, nous avons lancé une passerelle et passé de l'autre côté. Puis, nous avons chargé le boche, sous cette avalanche tout a cédé, les mitrailleuses se sont tues, la formidable position est tombée et, le soir, nous étions sur l'autre bord, très solidement installés. Et on nous promet la nuit que les Yankis nous relèvent, mais nous attendons, rien ; alors, le lendemain, hier 10, nous partons en avant ; mais tout fuit, tout cède ; les populations accourent devant nous, marche triomphale ! Les derniers obus tombent à droite, à gauche, les dernières balles sifflent, les Américains électrisés par notre exemple nous dépassent en trois heures et poursuivent l'ennemi avec la cavalerie. La nuit tombe sur les incendies ; cela me fait souvenir de Sarrebourg, je sais, c'est la fin, nous le sentons, mais rien, pas un ordre ; onze heures, minuit, nous marchons vers des fermes perdues pour nous coucher ; tout à coup, loin, très loin, au fond de l'horizon, là où sont les états-majors, la T.S.F., des fusées, une clameur énorme qui s'enfle, passe, renaît, se propage. Tout autour de nous, nous ne comprenons pas, nous nous arrêtons dans un petit chemin creux et l'on devine : c'est fini ; un maréchal des logis d'artillerie sur son cheval fumant passe et nous crie quelque chose que l'on ne comprend pas ; et brusquement le silence, ce silence que nous ne connaissons plus, que nous n'avons jamais connu depuis quatre ans, tombe ; une pluie fine, c'est le linceul de nos derniers morts. Voilà notre fête à nous ! Ce matin, la dépêche officielle.
Je fais partir cette lettre aussi vite que je puis, un mot aussi est parti il y a un instant.
Gabriel.

Le 12 novembre 1918 :

Ma chère Marguerite,
Voici la fin, le canon s'est tu, les mitrailleuses, les fusils ne crépiteront plus ; les grenades n'exposeront plus, c'est fini, fini, fini.
Ma pauvre sœur, je me demande comment il se fait que je suis encore là ; comment je n'ai pas été touché plus souvent, comment je puis encore dire ce soir je puis être certain de boire, manger, dormir sans craindre une attaque ou un bombardement. C'est fini, fini ; je suis tout bouleversé et cependant si tu voyais ce calme, cette tranquillité chez mes soldats, ils sont bien heureux et pourtant peu de cris, peu de chants, pas un homme ivre. À l'arrière sûrement le champagne, la fête, la noce ; ici, c'est extraordinaire dans tout le cantonnement où je suis ; nous vaquons aux besognes coutumières, comme si nous étions au repos et que d'ici quelques jours le travail allait reprendre. Et nous avons passé encore dix terribles journées, jusqu'au dernier jour, jusqu'à la dernière heure nous nous sommes battus sans un regard en arrière, sans même nous dire que la paix était là, que l'on pouvait être tué. C'est la chose la plus extraordinaire de tout. Voici à peu près ma vie des dernières journées, les quelques lettres écrites dans la fièvre que vous recevrez ne vous donneront qu'une bien piètre idée de cet enfer.
Le 30, dimanche, je suis alerté, départ de nuit de Roulers, en route pour la Lys, nous sommes par exemple en réserve ; ça dure un, deux, trois et quatre jours, on marche derrière les autres et on sait que la bataille est terrible, nous devons arriver à l'Escaut et le franchir, les deux premiers régiments y parviennent le 3 et nous devons relever la même nuit à Audenarde le 42e et des Américains. Départ six heures, nuit noire terrible, au bout de deux heures nous voici dans la zone des marmites, ça tombe à droite, à gauche ; les Boches tirent, tirent, terrible chose que la nuit, la marche et la relève dans ces conditions ; enfin Audenarde, mais c'est long cette maudite ville et les obus, obus partout, des gaz, tout ce qu'il faut, enfin vers deux heures du matin je suis en place et au jour je tâche de me reconnaître, ma compagnie, du moins ce qu'il en reste, nous n'avons plus d'effectifs, ma compagnie est à gauche dans les faubourgs face à l'Escaut ; je suis dans la cave d'une superbe maison bourgeoise, mes petits postes gardés par des sentinelles dans mon tout secteur vaquent à leur besogne en échangeant surtout des coups de feu avec les Boches. On me fait dire de m'installer pour quelques jours alors commence la, ou la plus extraordinaire, partout il y a des habitants, hommes, femmes et quelles femmes ! Enfants, ça grouille, ça boit, ça mange, sous les obus et la mitraille, tous les jours la ville flambe, tous les jours on trouve des civils tués au coin des rues ; le Boche, des hauteurs voisines, bombarde, c'est la fin, il le sait mais nous pas ; mais il veut lancer ses derniers obus, je passe des journées et des nuits terribles, mais les nouvelles cependant se précisent, le boche cale mais il nous faut le battre jusqu'aux derniers jours, la paix en dépend. Alors on prépare le passage du fleuve et le 9, sans préparation d'artillerie, on s'élance ; je suis compagnie de tête à gauche, comme aux jours de Hommarting [not 2], je joue le tout pour le tout, j'arrive à jeter une unité de l'autre côté, les mitrailleuses crépitent, je fais ouvrir le feu de tout ce que j'ai ; un camarade réussit à passer aussi plus loin, un autre peu après aussi ; la ligne se soude et le boche cède et fuit, c'est la fin, la nuit tombe sur nos derniers morts.
Le lendemain 10, nous repartons, plus de boches, ils fuient, quelques volontaires, quelques canons et autres tentent de s'opposer à notre marche, mais en vain ; malgré nos douze jours de bataille, nous marchons, nous ..., les Yankis [sic] doivent nous relever, nous ne voulons pas, un ordre supérieur seul permettant aux Amer(icains) de nous dépasser.
Puis la nuit, l'ordre arrive de nous mettre en marche pour nous aller coucher assez loin, tout le monde rouspète, enfin on part, nuit claire, traversée de villes, villages endormis ; au loin coups de canon et les incendies boches ; la nuit se fait plus obscure, une bruine fine tombe lentement, minuit, une heure. Tout à coup, loin devant nous à l'avant une fusée rouge monte ; puis une verte, puis un bouquet de blanches ; tout le monde se regarde et de toutes parts les fusées s'allument, montent, s'éteignent, se rallument et une clameur immense monte, monte, vers nous du fond de l'horizon. Personne ne comprend plus, on a peur de comprendre ; un homme à cheval passe, ventre à terre ; place, place, guerre finie ; il disparaît du côté des batteries qui tiraient encore.
Voilà que le gros canons se tait, que les fusées redoublent, que les cris renaissent ; enfin nous comprenons, c'est fini ; nous n'entendrons plus le canon, ni le tac a tac des mitrailleuses.
Le silence s'est fait sur cette plaine de l'Escaut que nous avons délivrée ; la compagnie marche toujours glacée sous la pluie qui redouble, plus de cris, plus rien, le travail est fini, achevé ; sur le mauvais lit de paille les plus grands artisans de cette œuvre gigantesque vont essayer de trouver un peu de repos demain. On réfléchira.
Je vais bien, j'ai reçu toutes les cartes, je vous embrasse bien bien fort.
Gabriel.
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Le 14 novembre 1918 :

Ma chère maman,
Nous voici un peu plus tranquilles et un peu plus calmes, bien que le travail ne nous manque pas en ce moment, car il faut régler tout cet arriéré des derniers combats, des pertes, des hommes tués, de tout ce qu'il faut pour cette occupation que nous allons faire, tout ceci m'occupe et ça ne me déplaît pas ; je reçois vos lettres, vos colis, mais les journaux nous manquent et cela embête un peu parce que l'on voudrait bien savoir ou connaître tout ce qui se passe.
Enfin tout ceci n'est rien, le plus gros est fait, comme je vous ai écrit, je me suis battu jusqu'au dernier jour ; le 10 au matin, un de mes agents de liaison a été tué d'une balle à mes côtés – ce fut le dernier touché de ma compagnie, ç'aurait pu être moi, je suis là bien vivant, bien portant, nous viendrons bien à bout du reste. J'ai bien reçu tous tous les paquets et je n'ai maintenant plus besoin de rien pour l'instant, un peu de thé de temps en temps, si j'ai besoin je vous écrirai. On trouve assez de lapins et de poules par ici, le pays était assez riche. Des journaux de temps en temps parce qu'on [en] manque vraiment ici. Hahn n'aura jamais connu la bataille, qu'il se console, ce n'est pas si sale que cela ; maintenant il convient de préparer l'après-guerre et je pense que ce ne sera pas commode du tout, déjà il y a un bien grand malaise parmi tous les camarades dont beaucoup sont ruinés et qui se demandent ce qu'ils vont devenir tant ceci est loin d'être rigolo. Je voudrais bien que mon bois se vende entre 1000 et 10000 F et que l'on puisse prendre de l'emprunt avec cet argent, ça me servirait bien l'année prochaine pour m'établir.
Je pense que pour nous il y en a encore pour quelques mois, cinq ou six ; il y a une foule de types de l'arrière que voudraient faire partie de l'armée d'occupation maintenant que nous avons fait le travail, il y a encore bien des embêtements en vue.
… [Hahn va-t-] il rester longtemps à Decize ? Sans doute j'irai chasser le grizzly bear avec lui quand je serai un peu reposé. Je vais bien, j'ai eu trois jours la grippe, c'est fini aujourd'hui complètement, je suis resté au chaud, quinine, drogues, grogs, je suis sur pied.
Maintenant j'aurai sans doute ma permission vers le mois de janvier. Tout le monde doit être heureux sauf les parents des pauvres morts, y a-t-il eu de la casse encore sur Decize ces derniers temps ? Je me demande comment je suis là encore mais j'ai tellement toujours eu confiance que j'avais que ça m'a servi et pour nul n'échappe à sa destinée...
[Lettre incomplète : il manque un feuillet]

Tout le monde est calme ici ; les soldats n'ont pas manifesté, on a peur d'eux et c'est bien inutile tant qu'on leur laissera les officiers qui les ont menés au feu, autrement ça n'irait pas ; je pense que l'on sera assez sage pour le voir.
Decize doit être changé un peu, que dit le bon Loiseau et le bon Roblin ? Donnez-leur le bonjour et tout mon bon souvenir, allons j'irai encore tirer des canards et des perdreaux, la vie est belle. C'est pourquoi je ne voudrai que Guite s'occupe par l'intermédiaire de Guillaume de me trouver deux petits chiens courants pour que je puisse m'amuser l'année prochaine, autrement si dès maintenant on ne pouvait pas, ça n'ira pas ; il faut communiquer aussi au chien Scaff la bonne nouvelle, peut-être le sent-il déjà. Allons, dormez tranquille, all is finished, mais la chasse est faite. J'ai fait tuer mes derniers Boches le 9, ma mitrailleuse les a surpris quand ils se sauvaient et je n'ai pas fait grâce, je suis bien trop récompensé maintenant.
Donc arrêtez les colis, envoyez quelques journaux, nous allons rester sans doute quelques jours ici, après nous irons en Allemagne.
Je vous embrasse toutes les deux bien fort. Le bonjour à tous.
Gabriel.

14 novembre 1918 :
2 cartes :

Ma chère maman,
Le dimanche,
Je viens d'arriver à bon port dans le pays que je connaissais déjà si bien et où les moulins tournent à tous les vents. Jour de gloire et de victoire, les bonnes nouvelles que vous aurez demain commencent à circuler ; j'ai vu tout près le train de notre grand chef, tout sent la victoire.
Je t'embrasse bien bien fort.
Gabriel.
Tu auras une grande lettre de mon année au C.I.D., ce qui ne va pas tarder.
Un de mes poilus qui s'en va en permission va faire partir cette carte, la bataille est finie, la guerre aussi ; et nous voici heureux et tranquilles. Que cette carte arrive vite pour vous permettre de dormir. Bons baisers. Gabriel.

Le 14 novembre 1918 :

Ma chère maman,
Naturellement, après des jours de terribles réactions, je suis à plat, au lit ; mais dès maintenant je peux te dire que c'est fini, car ça commence juste à la relève et cette fameuse nuit. Comme on veut me garder et comme je ne demande pas mieux, tous les médecins sont venus me voir ; et grâce aux drogues, sirops, pastilles, quinine, je peux rester, j'ai eu deux jours de fièvre, 39, 40, mais j'ai pu vous écrire quand même. Maintenant je vais bien, je peux me promener, j'ai bon appétit, lard, œufs, lapins, poulets que l'on va me chercher loin font le reste. Il paraît que j'ai fait encore quelque chose de bien, peut-être aurai-je une étoile en or ou une palme, mais enfin rien n'est certain et le plus beau pour moi est d'avoir fini, heureusement fini, cette histoire et de pouvoir rentrer la tête haute dans mon patelin.
Maintenant il faut penser aussi aux affaires de mobilisation et le reste.
Donc 1° le bois. Il faudrait tâcher de le vendre entre 9 et 10, 9800 F par exemple, mais pas moins, on peut mettre aux enchères si Buisson le veut sur ce prix de 9800 F.
Maintenant, l'année prochaine je pense que j'aurai gagné le repos et le droit à la chasse, il faudrait dès maintenant que Guillaume me trouve deux petits chiens courants, ça c'est indispensable, il faut qu'il se débrouille , je ne veux pas rester en panne l'année prochaine. Guite pourra aller le voir pour cela et qu'elle lui explique deux petits chiens ou chiennes comme la Bravaude. Là-dessus j'en ai assez écrit, je vais bien, guéri, la guerre est finie, 6, 8 mois d'occupation et puis le repos dans sa maison. Je n'ai besoin de rien, je vous embrasse bien bien fort.
Gabriel.

18 novembre 1918 :

Ma chère maman,
Toujours à la même place dans notre mauvais endroit, je me demande si l'on va se décider à nous envoyer ailleurs.
En tous cas j'ai un très bon ravitaillement grâce aux boîtes, j'ai reçu aujourd'hui le colis de Potel et Chabot [not 3] ça a fait beaucoup d'effet et il y a plein de petites bonnes chères dedans ; maintenant j'ai assez de lait concentré et de toutes espèces de choses ; dès que j'aurai besoin je vous le ferai savoir, mais j'ai plein de boîtes et je peux dîner. Le canard était très bien, mais le meilleur de tout a été le chevreuil ainsi que la boîte de foie gras qui était parfaite. Reçu aussi hier les journaux, maintenant vous devez être en possession de toutes mes lettres et de toutes mes cartes et je suis content de penser que vous dormez tranquilles. J'ai aussi envoyé un mot au sénateur ; ils doivent quand même faire un nez, enfin il verra cela aux élections. Mes poilus sont très sages et très tranquilles, il est vrai que je les mène comme des moutons, je n'ai pas encore eu la seule histoire avec eux et j'en suis bien content.
Enfin je pense que nous ne tarderons pas à rentrer en Allemagne et nous y resterons jusqu'au jour de la démobilisation qui se fera sûrement assez lentement, en tous cas je compte bien sur une permission dans la première quinzaine de janvier.
Allons, tout cela va se tasser, que Hahn se console je lui redonnerai un peu de gloire, je n'y tiens pas tant que cela, quand on songe aux millions de camarades qui ne sont plus là.
Avez-vous des nouvelles de la pauvre Marie ? Comment Robert s'est-il tiré des dernières affaires ?
Decize doit avoir repris son calme, que Guite pense à mes chiens et qu'elle prépare l'après-guerre. À ce sujet, prévenez Buisson pour le bois, c'est certain que ça va baisser maintenant. Les bons fermiers ont-ils payé, que sont devenus les Dumond ? Le zouave a-t-il bien fini l'affaire ?
Donnez-moi des nouvelles des fermiers, il faut s'occuper fort maintenant pour ne pas être en retard.
Maintenant, je vous embrasse bien fort, le bonjour et amitié à tout le monde.
Gabriel.

19 novembre 1918 :

Ma chère maman,
Rien de neuf, nous partons dans deux jours, en route pour l'Allemagne.
Reçu une lettre du Baron d'Astier pour le charbon, je vais un peu réfléchir et je demande à voir, je ne veux pas que l'on trouve du charbon chez moi et que l'on me flanque à la porte en m'expropriant. Je veux voir ce monsieur à ma permission et discuterai tout cela.
Le régiment a sa quatrième citation et nous allons porter une superbe fourragère jaune, enfin nous défilerons dans les grandes villes couverts de gloire – de fourragères, de décorations, notre vieux drapeau noirci, déchiré, fera encore de l'effet, nous passerons à Cöln am Rhein, ou Mayence.
Je pense avoir ma permission vers les premiers jours de janvier, enfin ça a moins d'importance maintenant. Je vous embrasse bien fort. Toutes mes amitiés à ce pauvre Hahn.
Gabriel.
Des lettres, des journaux.

Citation :

Xe Armée État-Major.
Ordre de l'Armée n° 342.
Le Général commandant la Xe Armée cite à l'Ordre de l'Armée
Le 128e Régiment d'Infanterie.
Régiment d'une solidité à toute épreuve, a toujours rempli jusqu'au bout, et souvent au-delà, les missions qui lui étaient confiées. Et, sous l'énergique commandement de son chef, le Lieutenant-Colonel Berthoin, prit une part brillante à l'offensive de Juillet 1918. S'est emparé notamment de la forêt de Pringy, de la butte Chalmont, et, par sa ténacité et son esprit de sacrifices, devant la Raperie, contraint l'ennemi à abandonner Saponay et à ouvrir le passage de la Vesle. A combattu pendant quinze jours sans répit, progressant de plus de vingt-cinq kilomètres, s'emparant de nombreux prisonniers et d'un matériel considérable.
Au Q.G. le 12 octobre 1918.
Le Général commandant la Xe Armée.
Signé : Mangin.

20 novembre 1918 :

Ma chère maman,
Donc l'armée va se remettre en marche en direction des villes du Rhin, très probablement pour nous Aix-la-Chapelle, la ville des empereurs et des autres burgraves, nous passerons peut-être par Bruxelles, mais il y a encore des troubles. Malgré la marée montante des embusqués que le colonel me laisse ma compagnie et je défilerai sur mon cheval Balo, sabre au clair, dans les villes conquises, c'est une bien grande satisfaction pour moi et ça me paye de Sarrebourg, Gosselming, Ailly, et toutes les misères. Je vous assure que mes pauvres cousins sont bien plus à plaindre qu'à blâmer. Aujourd'hui, nous avons mis nos fourragères jaunes et vertes, nous n'avons plus rien à envier aux meilleurs régiments.
J'ai reçu ta lettre du 16 où tu me dis que tu as enfin reçu la première carte du 11, tout est pour le mieux.
J'ai bien reçu tout le ravitaillement et tu pourras même envoyer un colis de 3 à 5 kilos, j'ai bien reçu celui de Potel et Chabot.
Nous ne trouvons rien, beurre à 10 à 12 F la livre, lapin 18 à 20 F et le reste à l'avenant. Les premiers jours, ce n'était pas trop cher, mais maintenant ça raugmente, comme vous dites.
Quant au bon vin, nous n'avons pu avoir une seule bouteille pour la victoire, c'est navrant. Tu peux m'envoyer aussi quelques petits paquets de crème instantanée, pas d’œufs, ils arrivent généralement mauvais. Je pense avoir une citation pour terminer la guerre, probablement parce que j'ai fait l'idiot le 9 novembre sur une passerelle en franchissant l'Escaut, enfin c'est fini et je ne recommencerai plus.
Je n'ai pas reçu de nouvelles de mon oncle, je lui ai envoyé un petit mot, lui disant que nous avons fini. Je pense avoir ma permission en janvier, si l'on tire des camarades j'en serai, ça me ferait plaisir d'être avec vous, j'ai le cafard quand je ne fais rien et au fond j'aimerais bien me battre.
Peut-être reverrai-je Hahn, maintenant tu me dis que l'on va mettre les Américains pour tenir nos soldats, mais je suis certain du contraire parce que les Yankis vont pourtant un peu fort.
Demain, en route pour Bruxelles sans doute ou direction Bruxelles.
Bons gros baisers.
Gabriel Breton.

Carte en franchise, sans date.

Nous marchons cette fois vers l'Allemagne. Nous sommes un peu en arrière, mais nous passerons devant le moment venu. Nous arrivons dans des pays à couvents et à dentelles ; j'envoie deux petits ronds. Tu me diras si c'est bien et si ça vaut celle de Taverny.
Je vais bien et vous embrasse bien fort.
Gabriel.

Carte en franchise, sans date.

Ma chère Maman,
Nous avons fait une petite étape vers l'Allemagne, pas très longue par exemple. Nous voici réinstallés dans un petit patelin belge. Beaucoup de troupes, de convois, cela fait que ça ne va pas tout seul et puis maintenant tout le monde veut aller en avant ! Enfin je vais bien et ne t'en fais pas ; reçu une lettre de l'oncle que je vous envoie. Bons baisers. Gabriel.

27 novembre 1918 :

Ma chère maman,
Aujourd'hui dimanche 27, me voici installé en plein pays de chasse, dans le Brabant cher au Juif errant ; j'habite pour la journée un superbe rendez-vous de chasse, ce soir je vais avec le garde qui a encore un fusil et deux cartouches essayer de tuer un faisan. Depuis quatre jours, nous marchons sans arrêt, Audenarde, Ninove, Bruxelles, demain Louvain, puis Liège et ensuite le pays boche.
Maintenant il est très difficile de décrire notre marche, c'est du délire, j'ai défilé dans Bruxelles, à la tête de mes hommes, sur mon cheval, sabre au clair ; je pense que vous seriez tombés en admiration devant le Saint Georges ; j'ai même pleuré comme un enfant quand ça criait trop. Ce sont des journées inoubliables qui valent toutes les saccharines et les ventes de lin.
Hier donc, grand défilé dans Bruxelles pour la division de Granit, j'étais tout de suite derrière la musique et notre pauvre drapeau qui n'a plus de hampe et quelques morceaux de tulle, qui furent bleues, blanches ou rouges. Vous décrire les cris de Vive la France, Vivent les poilus, les bravos, toutes les écoles rangées et chantant la Marseillaise, c'est impossible; il me semblait que je vivais une immense scène de cinéma. Je ne savais plus si je dormais, si je rêvais, les généraux rangés pour nous voir, les notabilités, toutes les femmes jetant des baisers ; personne ne peut rendre cela.
Maintenant c'est partout pareil ; je me suis arrêté un moment dans un couvent pour faire la grande halte, il y a plein de couvents par ici : une nuée de petites filles entre 4 et 10 ans se sont jetées sur moi. Je n'ai plus eu un bouton, ni une étoile, ni un ruban, tout m'a été volé, toutes chantaient la Marseillaise, les poilus les plus sceptiques et les moins brillants étaient tous ahuris. Ma pauvre maman, je suis largement, bien largement, payés de toutes nos souffrances et de tous les dangers courus, surtout que tout cela m'émotionne tellement que j'ai la fièvre le soir et qu'il faut que je prenne de l'aspirine. Nous avons donc une fièvre d'enthousiasme perpétuelle. Le gens ici sont assez primitifs, il y a eu au départ des boches des scènes de sauvageries moyenâgeuses, les femmes ont été fauchées, ont eu les cheveux coupés, déshabillées et ont dû s'enfuir à travers la campagne et la nuit, il y a eu des maisons qui ont flambé, et ceci est l’œuvre de civils qui se sont vengés ; nous avons du mal à calmer l'indignation des gens et les vengeances, menaces. Les soldats belges sont terribles, j'ai passé dans une bourgade, j'ai vu dix chevelures à l'arbre communal, on dirait un conte d'épouvante.
Je suis fatigué un peu aujourd'hui ; ma lettre ne se tient guère, enfin ça ne fait rien, je vais aussi bien que possible ; Je vous embrasse bien fort toutes deux. Le bonjour à tout le monde.
Gabriel.

Carte jointe :

Nous avons traversé Bruxelles et défilé au milieu d'une foule énorme, criant et hurlant. Nous marchons sans arrêt depuis cinq jours. Une traversée de Louvain demain. On va en Allemagne cette fois c'est sûr maintenant. La vie est inabordable, envoyez-moi trois cents francs. Je fais partir cette carte et je vous prépare une lettre. Je suis cinq jours sans lettres. Bons baisers.
Gabriel.

Source

Notes et références

Notes

  1. Le Quart d'heure de Nogi est un roman écrit par Charles Daniélou (journaliste et romancier, 1878-1953).
  2. Hommarting est un village près de Sarrebourg. Le régiment de Gabriel Breton y a livré l'une des premières batailles en août 1914.
  3. Potel et Chabot, traiteur haut de gamme, installé depuis 1820 rue de Chaillot à Paris.

References