L’état pitoyable de Decize

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Le rapport d’Anthoine Olivier (29 avril - 1er mai 1583).

Le lundi 29 avril, arrive à Decize Messire Anthoine Olivier, sieur de Surpally, Chitry et Bonnincourt, conseiller du roi et trésorier général établi à Bourges. Mandaté par ses confrères les trésoriers généraux de France, il vient à Decize pour y constater l’état de la ville et s’informer sur les réparations à effectuer, les allègements d’impôts et les nouveaux droits à octroyer. Son rapport est très long (31 grandes pages) ; il donne des renseignements très complets sur Decize au XVIe siècle. Sommes arrivez à la disnée[1] en ladite ville de Desize, où avions mandez venir par devers nous le maire et les échevins, procureur du fait commung, d’autres notables et principaux habitants de ladite ville, pour nous assister aux visites… 

Les notables qui accompagnent cet illustre visiteur sont : le maire Pierre Tillot [2], les échevins François Jeudy et Claude Boninneau, les deux procureurs Guy de Vaux et Claude Rollet [3], le juge Martin Durand, le lieutenant Jean Liret [4], et Me Etienne Decray, Me Symon Carré, Me Martin Pilloux, Me Jean Decray, Me Pierre Billard et Barthélemy Durgon.  Tous notables et principaux de ladite ville, nous ont requis et supplié vouloir visiter la misère et déploration de leur ville, provenant du feu advenu en icelle le 1er jour de septembre 1559.

L’incendie a eu lieu 24 ans avant le passage de Messire Olivier et la ville n’a toujours pas été rebâtie :  avons vu et remarqué profusion et une bonne partye des maisons particulières avoir esté depuy et naguères ni entièrement rebapties et réédiffiées, ni de la mesme étendue qu’elles souloient estre…  Sur les fondations des anciennes maisons, Olivier trouve des constructions de fortune,  cahutes et appendis  ; les murs anciens sont en très mauvais état ; il y aurait dans la ville environ 120 demeures de ce genre (sur un nombre total de 350 à 400 maisons d’habitation).

Pourquoi la ville n’a-t-elle pas été reconstruite ? Il manque aux habitants les moyens matériels ; le feu a non seulement dévasté leurs demeures, il a aussi brûlé les entrepôts et les caves où étaient entassés les marchandises, les outils, les vins… La ruine a entraîné l’exode ou la misère.  Les meilleures et principales maisons de ladite ville ont laissé des enfants si pauvres et misérables qu’ils ont habandonné [sic] le pays.  Les enfants de défunt Symon Cothin, lieutenant du bailli au siège de Decize, se sont retrouvés complètement ruinés et le fils est devenu sergent du duc de Nevers pour ne pas mourir de faim ; il a construit de ses propres mains une masure couverte de paille sur l’emplacement de la riche demeure de ses parents. François et Guillaume Coppin, âgés de 70 et 58 ans,  lesquels avant iceluy désastre estoient très-riches et oppulants comme se peut remarquer par l’inventaire de feu leurdit père qui se montoit environ de 20 à 30000 livres, et ce néantmoing en l’aâge où ils sont, sont contraintz pour guaigner leur vie aller besongnier aux vignes et en journées à quy les veut employer… 

Un exode a entraîné vers les villages voisins, vers Moulins, Nevers et même Paris ceux qui n’acceptaient pas de camper au milieu des décombres. Les enfants de Maître Pierre Archambault, ceux de Maître Barthélemy Coquille [5], les héritiers de Jean Thévenin dit Courron, ceux de Jean Disise, de Jean Dugué, de Guillaume Dupont, d’Aré Pommereuil [6], et bien d’autres sont partis s’établir ailleurs. Il s’agit des plus riches familles, comme celle de Jean Joly, dont la fortune mobilière était estimée avant le désastre à 57000 livres. Ces anciens Decizois ne souhaitent pas revenir : la ville ne peut plus compter sur leur contribution financière. Aussi les échevins veulent-ils reconstruire une jolie ville, solide et neuve, pour relancer le commerce.

Anthoine Olivier retrace, dans son procès-verbal, d’autres malheurs subis depuis 1559 :  Ils ont esté affligés par les guerres civiles qui ont eu cours en ce royaulme, et par les fréquents passages et longs séjours de gens de guerre et armés par-dedans et èz environs de leur dite ville, comme aussy les garnisons insupportables qu’il leur a convenu entretenir suyvant la volonté et commandement du Roy, lesquelles garnisons leur ont esté à sy grandes oppressions et incommodités, et spécialement troys compagnies de gens de pied et quelque quantité de chevaux-légers qui, soubs la charge du capitaine Corcelle, séjournèrent et tindrent garnison en icelle ville depuis le 22e jour du mois de febvrier 1573 jusques à la fin de juin ensuyvant, ce qui les molestoit pas seulement en leurs maisons, mais aussi les empeschoit et interdisoit tellement le commerce de leur marchandise ordinaire qu’ils n’osoient avec seureté approcher ny sortir hors les portes de ladite ville, ny mesme parler, ny avoir fréquentation les ungs avec les aultres en plus grand nombre de troys personnes ensemble..  Cette occupation militaire, avec des conditions qui ressemblent fort à la loi martiale, n’est pas pour favoriser la reconstruction de Decize ; les soudards laissent encore une fois de mauvais souvenirs de leur séjour.

Pour terminer leurs récriminations, les notables en appellent aux « grâces et libéralités du roy » afin d’être déchargés des tailles, corvées et aides. Alors, ils pourraient  réédiffier et rebaptir la ville, ce qui pourra bailler occasion aux ungs desdits qui se sont retirés et aultres de retourner. […] Aultrement, il sera malaysé, voire impossible, de ce faire. 

Le lendemain, Anthoine Olivier fait la tournée d’inspection des ponts, remparts et édifices publics. Il est accompagné par Pierre Renard, Gilbert de Béard, Jacques Decray (commis-expert et avocat), Gilbert Guyot, Gilbert Dufort et Jacques Gory. Son rapport est d’un grand intérêt pour le lecteur moderne, car c’est la première description complète de Decize.

Le pont d’Aron a neuf arcades de pierres, dont trois sont démolies : la première du côté de Saint-Privé et les deux dernières de l’autre côté. Les chariots, boeufs, chevaux et autres bestiaux qui passent sur ce pont risquent de tomber car le  garde-folz  n’existe plus en divers emplacements ; une arche est tordue ; le ciment a été en partie arraché par le courant de la rivière, certaines pierres sont descellées ; l’Aron a accumulé en amont du pont une grosse  motte de terre et de buissons , ce qui a pour effet de relever le niveau de l’eau. Le maître-maçon Lavaulme explique que l’ouvrage le plus urgent consiste à renforcer les piles du pont. Cela devrait coûter 700 écus environ.

Près du pont d’Aron, il y a la Maladrerie ou Hôpital Saint-Thibault. Lors du passage d’Anthoine Olivier, cet établissement est encore utilisé pour tenir à l’écart les pestiférés (ladres) en cas d’épidémie, et d’autres indésirables, mendiants pour la plupart. Entre la route et la Maladrerie, il y a un petit bras de l’Aron, vestige d’anciens fossés d’enceinte ; on franchit ce fossé par le pont des Malades[7], de deux arcades seulement ; or, ce pont est effondré et l’Aron le submerge chaque hiver, rendant alors l’accès à l’hôpital fort incommode. La solution serait de supprimer ce pont en maçonnant une digue de trois pieds de haut. Le maçon estime la dépense à 50 écus.

Le pont le plus important est le pont de Loire, maintes fois démoli par les crues ; il ne reste du dernier pont de pierres que la base des arches ; on a installé dessus des chevalets de bois, des poutres, un tablier de planches ; le tout est assez instable et  la ruyne entière est imminente […] et rendroit la ville inaccessible.  Le maître-charpentier Philbert Mignaud a besoin de 52 grosses poutres de 5 à 6 toises de long pour certaines, de 12 à 13 toises pour les autres, et d’une portée de 18 pouces[8] ; en outre, il lui faut rebâtir entièrement sept chevalets et il doit utiliser mille toises de bois carré solide pour consolider le tablier. Les maçons auront aussi du travail, car les bases des piles sont fêlées. La dépense doit s’élever à 1450 écus. Juste à côté du pont de Loire, le Portail de Loire, porte de l’enceinte médiévale, menace de s’effondrer. Mais le maçon et le charpentier n’osent s’aventurer dans les étages car  il y avoit du péril et du danger pour eulx  ; ces travaux de consolidation sont remis à une date ultérieure…

Les habitants du faubourg Saint-Gilles viennent ensuite exposer leurs problèmes : la Loire se sépare en deux bras avant d’arriver à Decize ; ordinairement, l’eau suit le cours principal, du côté de Saint-Privé ; mais, lors des crues les plus fortes, le bras de Crotte est subitement inondé, et l’eau passe avec grande impétuosité sous le pont en bois qu’elle abat régulièrement ; il arrive aussi que le flot s’écarte sur la rive gauche, envahissant le faubourg Saint-Gilles. Anthoine Olivier visite le quartier, constate sur le sommet d’un mur les traces de l’inondation, remarque que le chemin de Decize à Bourbon[9] est défoncé. Il prend conseil auprès de ses guides : la meilleure façon d’épargner le pont de Crotte et le faubourg Saint-Gilles serait de creuser un canal de 300 à 400 toises de long  pour bailler cours plus libre et aysé à ladite rivière de Loyre…  Ce canal passerait à travers les prés, les vignes et terres du faubourg et rejoindrait le fleuve du côté des Gours[10]. Mais ce projet est abandonné immédiatement car trop coûteux…

Les murailles de Decize présentent deux grandes brèches. En réalité, elles sont effondrées sur une partie de leur longueur : près du pont de Loire et d’une tour nommée Guyvin ou Gauvin, sur l’espace de 30 toises (60 m) et une hauteur d’une toise, la rivière vient battre directement contre les ruines du rempart ; entre le coin du château neuf et une tour carrée nommée Plotoy[11], il y a 12 à 15 toises de brèche sur 10 à 12 pieds de haut. Les maçons demandent 100 écus pour réparer les murs.

Il faut trouver au moins 2300 écus pour faire face aux réparations les plus urgentes. De combien la ville dispose-t-elle ? Anthoine Olivier se fait apporter les livres de comptes et expliquer l’octroi de Decize. Les responsables des deniers patrimoniaux lui rappellent les droits concédés par les rois, montrent les lettres patentes et les actes de fermage. Le scribe de la ville, le sieur Hodry, donne le détail et le bilan annuel. La ville a encaissé cette année 410 écus, 21 sols et 6 deniers. C’est nettement insuffisant pour financer les travaux,  si ce n’est le bon plaisir de Sa Majesté [de leur accorder] Sa Grâce et Ses Bienfaicts. 

Anthoine Olivier quitte Decize le 1er mai. Son passage rapide lui a permis de découvrir une ville ruinée, dévastée, obligée tout de même de lancer de grands travaux. Après un arrêt à Nevers pour  aulcunes noz affaires particulières , il regagne Bourges le 3 mai 1583.


Texte communiqué par Pierre VOLUT http://histoiresdedecize.pagesperso-orange.fr/

  1. Vraisemblablement pour le dîner
  2. Pierre Tillot (ou du Tillot), échevin ou maire à plusieurs reprises de 1570 à 1585 ; dans la crypte de l’église Saint Aré, une pierre commémorative rappelle qu’il a enterré son père Jacques, médecin renommé, décédé en 1595.
  3. Le procureur du fait commun (administration) et le procureur du denier commun (affaires financières) sont nommés par les échevins.
  4. Le lieutenant de la châtellenie représente le bailli ; il a un rôle administratif, militaire et judiciaire.
  5. Guy Coquille a également quitté Decize à cette époque.
  6. Robert Pommereuil a épousé Guyonne Coquille, troisième fille de Guy (cf. supra, chapitre 2).
  7. On a pu croire à tort que le pont d’Aron était ce pont des Malades. Cf. Jean Hanoteau et Marcel Merle, op. cit.
  8. Madriers de 10 à 12 mètres pour les plus courts, et d’environ 25 mètres pour les autres ; leur section est d’environ 50 cm.
  9. La route de Moulins en Bourbonnais, et non la route de Bourbon-Lancy (qui se trouve sur l’autre rive).
  10. Ne serait-ce pas un premier projet de canal latéral à la Loire ?
  11. Les noms des tours ont été ainsi déchiffrés sur le manuscrit.